Herbie Hancock: « Le jazz n’a jamais été aussi présent »
En amont d’un concert à Vienne, le 12 juillet, entretien avec le pianiste virtuose de 82 ans, qui continue sans relâche d’écumer le monde et ses scènes pour promouvoir son art.
par Jacques Denis
publié le 4 juillet 2022 à 4h48
C’était il y a tout juste soixante ans. Herbie Hancock publiait son premier album sur Blue Note, le bien nommé Takin’ Off qui, porté par le futur standard Watermelon Man, fit illico décoller la carrière du jeune prodige tout juste sorti des rangs de Donald Byrd. Dès lors, le pianiste, né le 12 avril 1940 à Chicago, allait marquer durablement de son empreinte le monde de la musique, signant certains chapitres essentiels pour les générations futures.
La musique de Miles Davis, qu’il rejoint dès 1963 au sein du second quintette historique et qu’il quittera au firmament de la période électrique, aurait-elle atteint pareils sommets sans la présence de son subtil toucher ? Le Blow-Up d’Antonioni aurait-il tout à fait le même écho sans sa bande originale ? Les samplers de tout bord auraient-ils été aussi bien chargés sans la palanquée de thèmes qu’Herbie Hancock a fournis au fil des années, à commencer par Cantaloupe Island, maintes fois repris puis remixé ? La musique électronique moderne ne doit-elle pas quelque chose à l’auteur de Rain Dance, un enchevêtrement de boucles abstraites publié dès 1973 ? Et tout amateur de rare groove ne vénère-t-il pas Head Hunters, emblème du jazz-funk où Hancock, ex-enfant prodige sevré de Mozart devenu avec ce best-seller une icône de la pop culture, s’affiche en couverture avec un smiley digne des futures raves et avoue sa fascination pour Sly Stone ? Sans oublier Future Shock, un titre emprunté à Curtis Mayfield, mais aussi une référence au livre du sociologue Alvin Toffler où il est décrit le choc psychologique suscité par la vitesse exponentielle des changements dans une société hyper-technologique. N’annonce-t-il pas l’avènement de l’ère robotique incarnée par Rock It, un hit qui marquera les années 80 ? Et le duo sobrement baptisé 1+1 qu’il signera en 1997 avec son meilleur et plus fidèle complice, le saxophoniste Wayne Shorter, n’est-il pas un modèle pour tout apprenti jazzman comme le fut une vingtaine d’années plus tôt cette soirée en duo avec Chick Corea ?
Impossible de circonscrire le talent de ce «Caméléon» – un surnom hérité d’un de ses plus fameux classiques – qui a toujours cherché à conjuguer populaire et savant, expérimental et crossover. Son visionnaire éclectisme aura éclairé le chemin de nombreux musiciens, et pas que de jazz. C’est pourtant à cette musique pour laquelle ce compositeur maintes fois célébré aux Grammy et désormais multi-décoré a signé tant de standards qu’il revient sans cesse, tel un astre tournant autour de son soleil. Une histoire de mémoire pour celui qui continue malgré le poids des ans de penser au présent. Absent des bacs à disques depuis plus de dix ans, c’est désormais sur scène qu’Herbie Hancock continue de propager la bonne parole, comme dans le théâtre de Jazz à Vienne, le 12 juillet, un festival qui l’accueille cet été pour la quinzième fois. Un record. L’occasion toute trouvée d’entamer une conversation.
Depuis plusieurs années, un nouvel album avec de nombreux invités, dont Terrace Martin, Kendrick Lamar ou encore Kamasi Washington, a été annoncé. Qu’en est-il ?
Mon ambition initiale était de fédérer ensemble des jeunes musiciens que j’apprécie. Je travaille depuis une dizaine d’années à ce disque qui tarde à sortir pour différentes raisons, notamment des questions de droit, mais aussi des choix de technologie, qui n’arrête pas d’évoluer. Ça fait trois fois que je reprends le même single en changeant les arrangements dont j’ai le sentiment qu’ils sont vite datés. Je garde toutes les prises, évidemment, les choix de montage, tout le travail accumulé. On s’est fixé une nouvelle date butoir, cette fin d’année, pour sortir quelque chose. Mais pour tout dire, il m’est de plus en plus difficile d’écrire de la musique, étant investi dans de nombreux autres projets. Le temps n’est pas extensible, malheureusement.
Prenez-vous plus de plaisir aujourd’hui sur scène qu’en studio ?
La scène, c’est avant tout une affaire de partage, de joie, de spontanéité, même si cela requiert aussi beaucoup de travail. Chaque soir, même si on s’en tient plus ou moins à la même setlist, le challenge est renouvelé. En studio, les sources d’amusement sont différentes : vous prenez le temps de tordre les sons, de tester des formules, d’expérimenter… C’est un laboratoire d’idées.
Cette volonté d’ouvrir des pistes n’est pas nouvelle chez vous. Vous avez toujours été féru de technologie, comme Internet. Vingt-cinq ans plus tard, quel est votre regard sur l’évolution des nouvelles technologies ?
Tout va de plus en plus vite. La vitesse est une donnée fondamentale dans cet essor. Aujourd’hui, plus besoin de synthétiseurs physiques. Il suffit de télécharger des logiciels. Et c’est très excitant car vous découvrez des sons, que vous pouvez constamment améliorer. La nature même de la musique change. Nous sommes entrés dans l’âge technologique, une révolution qui en quelques années a bouleversé toutes les données accumulées au fil du XXe siècle, qui fut pourtant lui aussi révolutionnaire.
La face sombre de cela, ce sont les Gafam, l’émergence d’une société de contrôle qui affecte même le processus de création et surtout de diffusion de la musique.
Tout le modèle s’en trouve affecté. En musique, la peur du hacking a par exemple généré la création de nouvelles normes afin de préserver l’intégrité d’une œuvre. Ce piratage de la création n’est pas nouveau, mais il semblerait qu’il se soit développé à une grande vitesse et qu’il soit de plus en plus difficile de le contrer. D’un autre côté, les sociétés de la Silicon Valley ont aujourd’hui plus que jamais la possibilité de vous tracer, de faire de vous une cible publicitaire. Nous sommes en permanence surveillés.
En musique, la conséquence du streaming a été aussi de favoriser des musiques plus faciles d’accès.
Ces changements de mode de consommation ont des conséquences sur la production et la diffusion, mais aussi sur le public dont l’attention est devenue de plus en plus fugace. Je dois prendre en considération tout ceci lorsque j’écris, et cela ne me facilite pas la vie, n’ayant pas grandi dans cette culture de l’effacement instantané.
A contrario de cela, vous êtes investi depuis des années dans la préservation de la mémoire du jazz, dans sa diffusion également…
Oui, notamment à travers l’International Jazz Day que j’ai initié en 2011 suite à ma nomination en tant qu’ambassadeur de l’Unesco. Mon intention était de faire de cette musique un outil diplomatique, une médiation interculturelle puisque chaque édition se déroule dans des capitales différentes : La Havane comme Paris. Je ne pensais que cela prendrait une telle importance. A l’époque je présidais le Thelonious Monk Institute Of Jazz, une ONG qui promeut l’enseignement de la musique à travers le monde. Depuis quelques années c’est devenu le Herbie Hancock Institute Of Jazz, et vous imaginez donc bien que cela requiert du temps et de l’énergie. Je crois que je n’ai pas assez de vingt-quatre heures pour remplir mes journées. Il y a tellement de choses à faire pour le présent et le futur de cette musique.
Parlant du futur : vous avez toujours été connecté aux jeunes générations.
Terrace Martin, Kamasi Washington, Robert Glasper, Thundercat… J’aime tous ces musiciens, pour ce qu’ils produisent et pour le fait qu’ils diffusent cette musique vers d’autres publics.
Le fameux slogan «Jazz is dead» est donc définitivement une farce ironique…
Et comment. Il suffit d’allumer la radio pour entendre que le jazz n’a jamais été aussi présent, les productions les plus récentes, même en pop, se réfèrent toutes à cette idée du son héritée de Earth, Wind and Fire, James Brown ou…
Vous…
Exactement. Toutes ces musiques qui brassent ce type d’influences sont très populaires et ce n’est pas vraiment pas pour me déplaire. Un musicien plus aventureux comme Flying Lotus ne cesse de puiser à cette source du passé pour créer le son du futur.
Il y a soixante vous publiez votre premier album sur Blue Note, et Watermelon Man sera samplé des dizaines de fois, notamment par Flying Lotus. Est-ce à dire que finalement la musique est une histoire de boucle temporelle ?
Le retour aux racines est toujours une bonne chose, moi-même je l’ai fait. Cela incite constamment différentes générations à collaborer pour élaborer une nouvelle musique, un autre son. C’est la meilleure preuve de vitalité.
Le revers de la médaille, c’est qu’en 1962 le mouvement des droits civiques se battait pour que les Afro-Américains aient les mêmes droits, et qu’aujourd’hui Black Lives Matter mène une lutte similaire…
Je pense sincèrement qu’il est fondamental que certains continuent de se poser les bonnes questions à propos de tous ceux qui sont marginalisés, à propos de l’esclavage qu’ont eu à subir des générations d’Africains. Il nous faut des vigies qui veillent à nous prévenir et luttent pour le meilleur. Les noirs américains n’ont aucune crainte à regarder en face le passé, et ils peuvent même en retirer une fierté : ils ont su exorciser ces souffrances par leur créativité, notamment artistique. Quelle serait la musique sans notre apport décisif ? Plus généralement, il est temps pour tous de faire le bilan, de ne rien oublier si l’on veut que l’humanité tout entière s’en sorte. Chaque cellule, chaque personne, fait partie de la même famille. Nous sommes tous frères et sœurs, c’est la seule ligne à suivre.
Cela renvoie à l’enseignement de Bouddha, des principes de vie que vous suivez depuis cinquante ans…
Le bouddhisme est le pilier de ma pensée, et sa philosophie est tournée vers des forces positives. Néanmoins, quand je regarde la tournure que prend le monde, je perçois les pleurs de cette Terre. Ce que nous a dit le Covid-19, qui a représenté une menace pour toute la famille, sans exception. A nous de changer notre regard sur l’autre, de promouvoir l’égalité plus que de vouloir la domination. J’ai espoir dans l’esprit humain mais j’ai conscience que les temps actuels seront décisifs pour la suite. Beaucoup de jeunes y œuvrent, mais d’autres ont peur, et la peur les pousse au pire. Nous avons besoin de redevenir ce que nous sommes, des humains humanitaires, sans quoi nous ne parviendrons pas à surmonter le changement climatique.
Pour certains, les jeux sont déjà faits. Vous demeurez optimiste ?
L’enseignement bouddhique m’a appris que l’humanité est née dans des conditions difficiles, c’est ce que l’on nomme «la nature de Bouddha». Vous vivez avec, mais cela exige un état d’éveil, que vous soyez équitable et non pas égoïste, cette valeur devenue cardinale. Que fait-on pour s’entraider ? Tendre la main, c’est aussi se relever soi-même. Il nous faut du courage pour affronter ces crises qui s’annoncent, mais j’ai vraiment espoir que l’humanité y est prête.